Un été à Key West
                        Alison Lurie
 
 
 
 
Note : 17/20

Jenny Walker, mariée au célèbre naturaliste Wilkie Walker, ne comprend pas pourquoi son mari semble si perturbé depuis quelques temps. Insomniaque, taciturne, Wilkie Walker, après une brillante carrière encore active, s'est totalement replié sur lui-même. Pendant que le climat trop rigoureux de la Nouvelle Angleterre lui est peut-être néfaste, Jenny propose à son mari d'aller passer quelques temps à Key West, en Floride. Imperturbable, ce dernier accueille la nouvelle avec indifférence mais finit tout de même pas accepter.
Jenny est bien loin d'imaginer ce qui se trame dans la tête de Wilkie mais pour elle, Key West va être l'occasion de partir à la découverte d'elle-même après toutes ces années de vie commune. A la rencontre des personnalités locales, elle va peu à peu se révéler à elle-même, remettant finalement en cause tout ce qui lui était acquis.
Mais bien plus que l'histoire de Jenny, vous découvrirez à travers Un été à Key West le talent d'Alison Lurie pour observer les êtres et les décrire. Fin psychologue, avec ce roman, elle donne à tous l'occasion de réfléchir sur la mort, nos rapports avec les autres et le sens de la vie. Les questions sur la mort sont en effet omniprésentes à travers les personnages de Wilkie et de Molly Hopkins car notre société est encore loin d'en avoir accepté le concept. Et, c'est sans complaisance qu'Alison Lurie aborde ce sujet à travers les paroles de ces personnages. Mais ne vous inquiétez pas, Un été à Key West est aussi un roman drôle et satyrique. Dans la veine de David Lodge, il aborde simplement des sujets parfois difficiles tout en restant divertissant.

Dans l'esprit de Molly, la mort était une sorte de dinosaure rouge volant invisible, semblable à celui d'un tampon en caoutchouc marqué PAR AVION qu'elle utilisait parfois. Ou plutôt, tout bien considéré, il y avait probablement une compagnie, un bataillon ou une armée entière de dinosaures rouges volants. Ces stupides et avides reptiles survolaient sans cesse la terre, plongeant au hasard de temps à autre pour saisir quelqu'un dans leur longue gueule carnivore. Parfois, n'étant pas seulement stupides mais maladroits, ils lâchaient leurs victimes dans un état plus ou moins grave (maladie cardio-vasculaire, infarctus, cancer, diabète, bassin fracturé). Mais, attirés par l'odeur du sang, ils revenaient.
Molly comptait parmi ceux que les dinosaures volants avaient enlevés puis laissé tomber. En conséquence de quoi, elle avait désormais une mauvaise vue, un cœur détraqué et une arthrite handicapante. D'ici assez peu de temps, probablement, les dinosaures reviendraient la chercher. Pendant ses crises d'arthrite, elle espérait qu'ils viendraient bientôt.
Par une journée glaciale de printemps, alors que l'hiver était censé être fini et qu'elle venait de rentrer à Convers, en regardant depuis le pas de sa porte le tas de neige sale gelé que le chasse-neige municipal avait déversé une fois de plus en travers de son allée, elle avait senti dans ses poignets et ses genoux douloureux à quel point il lui serait épuisant, et probablement impossible, de le déblayer à la pelle pour aller au supermarché. Elle avait alors levé les yeux vers le lourd ciel cendreux promettant de nouvelles chutes de neige. D'accord ! s'était-elle écriée. Viens me chercher maintenant, pourquoi attendre ?
Mais d'habitude, Molly souhaitait que le dinosaure volant attendît un peu plus, parce que le monde regorgeait de choses qu'elle ne voulait pas rater : une fête à venir, un nouveau policier de Tony Hillermann ou de Susan Conant, un restaurant thaïlandais ouvert tout récemment, une visite de sa petite-fille qui rentrait d'un chantier archéologique en Irlande. De plus, elle était toujours curieuse de savoir ce qui allait se passer ensuite. Pour elle, Convers et Key West étaient toutes deux pleines de personnages excentriques et de feuilletons à l'eau de rose ; les vies de ses enfants et petits-enfants ressemblaient à des bandes dessinées interminables peuplées d'innombrables protagonistes. Le capitaine Tony allait-il à nouveau se présenter comme maire ? Qui étaient l'homme et la femme que l'on avait vus en train de faire l'amour dans le terrain vague derrière la verrerie de Simonton Street en plein midi ? Son fils allait-il être muté sur la côte Ouest et, si oui, sa femme refuserait-elle de quitter son travail pour le suivre, ainsi qu'elle avait menacé de le faire ? Sa nièce Clarissa allait-elle épouser ce prétendu druide qu'elle avait rencontré récemment ? Ce serait vraiment dommage de rater le prochain épisode.
(...)
Les animaux ont de la chance, pensa-t-il, non pour la première fois. Les endroits comme cette réserve de dauphins ne faisaient, tout au plus, que maintenir quelques spécimens au-delà de leur temps de vie normal. Mais chez les humains, dans les pays dits civilisés, les vieux, les malades, les blessés et les incapables étaient protégés. En conséquence de quoi le monde avait à sa charge une population qui, en des temps anciens et plus naturels, aurait cessé d'exister des années auparavant. Des individus misérables, séniles, souffrants, étaient maintenus en vie dans des institutions pitoyables, semblables au refuge pour vieilles vaches malades décharnées qu'il avait vu en Inde.
Nous sommes les animaux sacrés de ce monde, avait-il pensé alors, adulés et soignés même lorsque nous devrions être morts... préférerions de beaucoup être morts.

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